Derrière les murs de la cinquième maison

Edition originale d'un conte caraïbe de Chantal Bossard enrichi de quatorze linogravures de Marc Granier. 


Achevé d'imprimer en plomb mobile Univers corps 16 sur les presses artisanales de l'atelier des Monteils à Roquedur (Cévennes) le 19 septembre 2013. Les 51 exemplaires sur simili Japon 80 gr sont numérotés et signés.



On peut lire le texte de ce livre à la suite des photos .


Derrière les murs de la cinquième maison


C’était un caillou qui émergeait de l’océan, un pays qui n’en était pas un, une cité échouée dans les brises tièdes, à quelques encablures au sud de San Salvador. Libertad regardait descendre la nuit sur la ligne invisible du tropique du Cancer. 


L’autre, il était arrivé sur le grand bateau. C’était il y a deux jours, c’était peut-être trois. Elle ne sait plus. Elle, elle était sur sa yole fragile, la barque où, petite déjà, elle aimait à aller danser sur les vagues.


Il s’appelait Paolo. Elle s’appelait Josepha. 


Dans la lumière mauve du crépuscule, il l’a suivie derrière les murs délavés de la cinquième maison. Il a posé ses doigts sur la peau brune de Josepha. Il lui a dit qu’il retrouvait ses mains. Au-delà des morsures du vent salé, sa chair meurtrie frôlait la chaleur douce de Josepha, et reprenait vie. Ils ont mêlé leurs mains, leur peau, leurs rêves. Toute la nuit, ainsi, sans hâte, sans mots et sans espoir. Il était déjà parti quand elle est sortie au matin. Elle avait les yeux encore tout emplis de sommeil.


Et puis le soir d’après la première nuit, d’après le jour qui suivit, elle est allée, Josepha, traîner un peu sur le bois rongé des pontons. Elle avançait en posant ses pas sur les empreintes humides d’un autre. Elle s’amusait de la démesure entre ses pieds, et les marques larges qui commençaient maintenant à s’estomper. Le bateau était là, exsangue de toute vie. Elle s’est assise sur le ponton. Elle a perdu ses yeux dans le bois des mâtures, dans les replis des voiles. Plus tard, elle s’est levée pour aller le chercher dans les baraques à rhum.


Au plus profond de la pièce, il était là. Elle s’est assise en face de lui. Il ne disait rien ou presque. Elle guettait sur sa bouche, sur ses yeux, juste un signe. Il était là, devant elle. Les autres dans la lueur vacillante des lumignons, des hommes, des femmes réunis par des brassées de rires fleuris. A la nuit close, ils sont partis encore, chercher l’oubli derrière les murs délavés de la cinquième maison. 


Maintenant, c’est le matin, un autre matin. Paolo marche dans les rais de lumière. Josepha est étendue dans la moiteur des draps. Il sait qu’elle est éveillée. Il vient s’asseoir juste au bord du lit. Josepha regarde sa nuque. Il tourne un peu la tête, juste un peu. Les yeux fixés sur les lames du plancher, il dit : “soyons libres, veux-tu”. Elle oublie, Josepha, de demander : “il faut être libre de quoi”. Elle n’imagine pas ce que le mot veut dire à Paolo.


De la vie de Josepha, il n’y a qu’une succession d’impressions désordonnées. Elle voyage dans cette citée. Elle va, elle vient, sans cesse et sans but. Ivre de soleil. Et quand la terre lui brûle les pieds, elle part sur l’océan, ramer des heures durant, seule et maître à bord sur sa yole. Elle n’a pas de père Josepha, elle n’a pas de mère non plus. Ils étaient là il y a longtemps, puis ils sont partis, emportés par les rires du vent.


Il est parti aussi Paolo. Josepha reste avec les mots. Elle garde juste cette chose échappée des lèvres de Paolo, soyons libres. Il ne lui reste plus que ces deux mots qu’elle retourne et dont elle cherche toutes les conjugaisons. Elle aimerait lui dire maintenant qu’il ne fallait pas qu’il eût peur, que jamais elle n’aurait voulu entraver ses pas, que jamais elle ne l’aurait bousculé.


Elle aimerait lui dire aussi, que simplement elle respire, lui dire qu’elle aime, qu’elle la veut, elle aussi, sa liberté. Qu’elle a longtemps couru à sa recherche, qu’elle l’avait trouvée une fois, que les autres n’avaient pas voulu, qu’ils la lui avaient arrachée, brisée, déchiquetée, piétinée. Alors, elle avait fait semblant de suivre comme les autres, avec, cachée à l’intérieur une envie de mordre, de fauve blessé.


Elle aimerait lui dire que, si c’est ce qu’il désire, elle apprendrait à taire ses élans d’aimante. Qu’elle attendrait. Qu’il hanterait ses nuits pourtant. Qu’elle apprendrait l’équilibre entre ne pas le perdre dans l’oubli et ne pas non plus lui laisser trop de place, afin de n’être jamais triste du froid laissé par cet espace vide.


Ce soir, il n’est plus là. Josepha court dans les rues de Libertad, elle court derrière son ombre, s’amuse de ses longueurs. A présent le soleil est bas, juste derrière elle. Elle s’est jetée dans les rues, dans la foule. La masse humaine se distend comme une nuée d’oiseaux, se resserre, s’agglutine d’un seul mouvement, d’un même élan, et Josepha vient se coller à son peuple, elle vient diluer les lambeaux de ses rêves dans les yeux embués des pêcheurs. Elle danse Josepha, dans l’air brûlant des bras de la cité. 


Seules, à cette heure, quelques lanternes éclairent à peine. Une vieille femme est assise dans un pinceau de lumière. 


Josepha heurte dans sa ronde le pied de la vieille. Elle baisse les yeux. Dans le nuage de poussière soulevée, elle devine les lignes folles du tatouage qui enserre les pieds osseux. Josepha parcourt le corps usé, jusqu’au visage. Et c’est une autre ligne qui l’arrête. Une cicatrice fine barre la joue, sillon vertical né de la paupière inférieure pour se perdre dans les maigreurs du cou. La vieille se lève, toute de noirceur fébrile. Juste un œil, à peine posé sur Josepha, elle tourne le dos et s’éloigne dans une claudication douloureuse. Josepha suit la femme, regarde les pieds noirs. A chaque pas, la jambe semble suspendue, tremblante, un très bref instant. Se pose durement, puis c’est l’autre jambe, qui tremble ainsi dans l’espace, avant de se poser. Ainsi à chaque pas.


Elles marchent, l’une derrière l’autre, en silence, jusqu’à la neuvième maison. La femme fait entrer Josepha. Des lézards affolés courent sur les murs cloqués. Un fatras d’épaves rouillées, de parapluies noirs, béants, exhibant leurs toiles écorchées, dans des odeurs fortes d’épices et de rhum. L’océan est là, juste de l’autre côté de la cloison de tôle.


Elle parle, elle parle, la vieille femme. Josepha ne saisit pas le sens des mots. Parfois, suspendue au milieu d’une phrase, elle semble reprendre son souffle, et c’est un autre rythme, acide. La voix monte, cherche dans les aigus, se perd dans une litanie, puis redescend, redécouvre les mots. Et Josepha toujours ne comprend pas. Elles sont assises, l’une en face de l’autre. Bercée par les mots, Josepha s’endort dans les bras noueux d’un vieux fauteuil. 


Plus tard, bien plus tard, dans le labyrinthe des songes, elle voit la vieille femme traverser la cloison de tôle, marcher sur le sable. Elle s’avance vers l’océan de sa démarche branlante. Déjà les vagues lui enserrent les genoux, puis bientôt les hanches, absorbant les ondes de ses tremblements. La femme continue sa progression, les coudes relevés au niveau des épaules. Alors, ce sont les bras qui vacillent. Elle s’enfonce toujours. Seules, les mains apparaissent encore, agitées, dans un dernier spasme, au-dessus d’une mer de cendres. Un lamantin effleure la dernière vague. Puis le néant, avec juste l’envie de laisser à jamais courir le silence dans des éclosions de bougainvillées.



© Chantal Bossard

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